
Jean-Paul Alata (1924-1978) fut un administrateur et comptable français devenu citoyen guinéen, dont le parcours incarne les paradoxes de la décolonisation africaine. Né à Brazzaville et formé en droit à Paris, il s'engagea activement pour l'indépendance de la Guinée et devint un proche collaborateur du président Ahmed Sékou Touré, occupant plusieurs postes économiques stratégiques dans le nouvel État. Sa lutte contre la corruption lui valut de nombreux ennemis au sein du régime.
Son destin bascula en 1971 lorsqu'il fut arrêté et emprisonné au tristement célèbre Camp Boiro pendant plus de quatre ans, accusé de participation à un complot contre l'État. Libéré en 1975 grâce à l'intervention diplomatique française, il témoigna de son expérience dans "Prison d'Afrique", ouvrage initialement censuré en France pour préserver les relations diplomatiques avec la Guinée. Exilé en Côte d'Ivoire, il y mourut en 1978, laissant derrière lui le témoignage d'un homme qui, après avoir cru aux idéaux révolutionnaires guinéens, en devint l'une des nombreuses victimes.
Introduction
Jean-Paul Alata, figure emblématique de l'histoire franco-guinéenne, a connu un parcours aussi fascinant que tragique. De son engagement politique en Afrique à sa détention dans le tristement célèbre Camp Boiro, sa vie témoigne des relations complexes entre la France et ses anciennes colonies dans une période charnière de l'histoire africaine.
Origines et formation
Né le 17 août 1924 à Brazzaville, Jean-Paul Alata est le fils d'un officier de l'armée coloniale française. Son enfance est marquée par de nombreux déplacements entre le Congo, le Liban et la Syrie, suivant les affectations paternelles. Suite au décès de son père, il est élevé par sa belle-mère à la "Ferme Alata" près de Brazzaville. Cette propriété familiale ne se contentait pas d'être un simple lieu d'élevage, mais abritait également une salle de réceptions et, fait plus insolite, un cabinet de curiosités contenant des fœtus humains et animaux.
Sa formation intellectuelle le mène à Paris où il étudie le droit. Durant cette période, il s'engage dans la Résistance française, démontrant déjà son tempérament engagé qui le caractérisera tout au long de sa vie. Initialement attiré par une carrière militaire, il envisage d'intégrer l'École militaire interarmes avant de changer d'orientation. Il rejoint finalement les Trésoreries d'Outre-Mer à Saint-Louis, au Sénégal, première étape d'un parcours professionnel qui le liera durablement à l'Afrique.
Engagement politique et ascension en Guinée
Au Sénégal, Alata développe rapidement une conscience politique aiguisée. Il s'implique successivement dans différentes formations : le Rassemblement du Peuple Français (RPF), la Section Française de l'Internationale Ouvrière (SFIO) et Force Ouvrière (FO). Ces engagements multiples témoignent d'une recherche idéologique qui le mènera progressivement vers des positions anticolonialistes.
En mai 1955, après dix années passées au Sénégal, sa carrière prend un tournant décisif avec sa mutation en Guinée comme payeur-chef de service. C'est dans ce contexte qu'il se rapproche d'Ahmed Sékou Touré, figure montante du syndicalisme et du nationalisme guinéen, qu'il avait déjà rencontré quelques années auparavant. Leur collaboration s'intensifie au sein de la section africaine de la Confédération générale du travail (CGTA).
Son engagement politique lui vaut des menaces de révocation de la fonction publique, ce qui le conduit à démissionner pour devenir expert-comptable indépendant. Parallèlement, il crée la "Société des Pêcheries guinéennes", démontrant son attachement économique au pays.
Lorsque la Guinée accède à l'indépendance en 1958, Alata se distingue comme l'un des rares Européens à militer activement pour cette cause. Ce positionnement politique, à contre-courant de la majorité des expatriés français, témoigne de sa conviction profonde dans le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.
L'homme d'État et la double nationalité
En 1960, répondant à l'invitation de son ami Sékou Touré, devenu président de la République de Guinée, Alata vend son entreprise de pêche pour se mettre au service du nouvel État. Il occupe successivement plusieurs postes économiques stratégiques : d'abord inspecteur des affaires administratives et financières à la présidence, puis, après 1963, diverses fonctions dans des cabinets ministériels. En parallèle, il transmet son expertise en enseignant la comptabilité et l'économie politique à l'Institut Polytechnique Gamal Abdel Nasser de Conakry.
Son engagement envers sa patrie d'adoption est officialisé le 23 août 1960 par un décret lui accordant la nationalité guinéenne. Cependant, cette nouvelle citoyenneté s'accompagne bientôt d'une rupture avec sa nation d'origine : le 19 juin 1962, la France le déchoit de sa nationalité française, en réaction à plusieurs prises de position jugées hostiles, notamment sa proposition d'intervention aux côtés du Front de Libération Nationale (FLN) pendant la guerre d'Algérie.
Dans ses fonctions économiques, Alata se forge une réputation d'intransigeance en menant une lutte acharnée contre la corruption. Cette croisade, bien que fidèle aux principes affichés du régime, lui attire de nombreuses inimitiés au sein de l'appareil d'État.
Sa vie personnelle connaît également des évolutions significatives en Guinée. Le 6 novembre 1969, il épouse Ténin Kanté, professeure de sport, selon les coutumes locales, bien que ce mariage ne soit jamais légalement reconnu.
Lors de l'opération Mer Verte le 22 novembre 1970, tentative d'invasion de la Guinée par des troupes portugaises, Alata démontre sa loyauté envers le régime en combattant à Conakry aux côtés des forces guinéennes contre les assaillants venus de Guinée portugaise.
L'épreuve de Camp Boiro
Le destin d'Alata bascule brutalement le 11 janvier 1971 lorsqu'il est arrêté, accusé de participation à un prétendu complot impliquant le Service de Documentation Extérieure et de Contre-Espionnage français (SDECE), la Central Intelligence Agency américaine (CIA) et un mystérieux réseau baptisé "SS-Nazi" dans le cadre de l'opération Mer Verte. Quelques mois plus tard, il apprend sa condamnation à la prison à perpétuité par un jugement du 25 janvier 1971, accompagnée de la perte de sa nationalité guinéenne, le rendant de facto apatride.
Durant sa détention au sinistre Camp Boiro, il subit diverses tortures, notamment à l'électricité, ainsi que des humiliations constantes. Comme les autres détenus politiques, il est régulièrement interrogé par une commission d'enquête sous la menace de nouvelles tortures ou de représailles contre sa famille. Cette pression l'oblige à dénoncer d'autres personnes et à signer des listes de "traîtres" préparées par la commission.
Paradoxalement, ses compétences sont mises à contribution par le régime qui le contraint à aider aux travaux de cette même commission, notamment en reformulant certains aveux. Cette situation illustre l'habileté de Sékou Touré à exploiter la fidélité idéologique de ses victimes, même dans les conditions les plus inhumaines.
Un événement personnel vient éclairer brièvement cette période sombre : le 7 août 1971, son épouse Ténin donne naissance à leur fils, que le président Touré, dans un geste aussi paradoxal que symbolique, nomme Ahmed Sékou Alata.
Libération, exil et derniers combats
Après cinquante-deux mois de détention, Jean-Paul Alata est finalement libéré le 14 juillet 1975, grâce à l'intervention d'André Lewin, alors ambassadeur de France en Guinée. Son retour en France s'avère difficile : durant le vol vers Paris, il manque d'être agressé par d'anciens codétenus qui lui reprochent son passé d'apparatchik du régime guinéen.
Les conditions de sa détention ont laissé des séquelles physiques permanentes : ayant perdu 35 kg (passant de 96 kg à l'entrée à 61 kg à sa libération), dix dents, et souffrant de paralysie partielle, Alata est un homme brisé qui tente néanmoins de témoigner.
À Paris, il entreprend l'écriture de "Prison d'Afrique", ouvrage dans lequel il relate son expérience au Camp Boiro. Cette démarche suscite des tensions, certains anciens détenus lui demandant de reporter la publication pour ne pas compromettre la libération de Français encore emprisonnés en Guinée.
Dans un contexte diplomatique sensible entre la France et la Guinée, les autorités françaises décident d'interdire ce livre le 21 octobre 1976, invoquant des dispositions légales permettant la censure d'ouvrages de provenance étrangère et arguant qu'Alata, ayant perdu la nationalité française en 1962 et devenu apatride en 1971, pouvait être considéré comme un auteur étranger.
Malgré cette censure, des extraits du livre sont publiés dans la revue Africa et l'ouvrage est traduit en portugais et en anglais, assurant une diffusion internationale à son témoignage. Pour subsister, Alata collabore à plusieurs revues spécialisées sur l'Afrique.
La publication de "Prison d'Afrique" provoque la colère de Sékou Touré qui demande publiquement l'extradition d'Alata et adresse, le 11 juin 1977, une lettre au président français Valéry Giscard d'Estaing. Ce dernier lui répond le 6 juillet 1977, affirmant qu'Alata a quitté la France et qu'il serait refoulé s'il tentait d'y revenir.
Contraint à un nouvel exil, Jean-Paul Alata s'installe à Treichville, en Côte d'Ivoire. C'est là qu'il s'éteint début septembre 1978, officiellement d'un infarctus du myocarde, bien que certains opposants au régime guinéen aient suggéré un empoisonnement orchestré par Sékou Touré avec la possible complicité forcée de son épouse.
Ce n'est que le 9 juillet 1982, quatre ans après sa mort et près de deux ans après le décès de Sékou Touré, que son livre "Prison d'Afrique" sera finalement autorisé en France, permettant enfin à son témoignage d'être pleinement entendu dans son pays natal.
Héritage et postérité
Jean-Paul Alata reste une figure complexe de l'histoire franco-africaine, incarnant les contradictions et les tragédies de la décolonisation. D'abord partisan enthousiaste de l'indépendance guinéenne et collaborateur dévoué de Sékou Touré, il devient ensuite victime du régime qu'il avait contribué à construire. Son parcours illustre les dérives autoritaires qui ont marqué de nombreux États africains post-coloniaux, mais aussi l'ambiguïté des relations entre la France et ses anciennes colonies.
Son témoignage sur le Camp Boiro constitue un document historique précieux, qui a contribué à lever le voile sur l'une des pages les plus sombres de l'histoire guinéenne. À travers son destin personnel se lisent les espoirs déçus d'une génération qui croyait en la possibilité d'une Afrique indépendante et prospère.